Par Hong Kong Fou-Fou
Août 1979. Je me balade en ville avec ma mère. J’ai douze ans, âge auquel on n’a pas encore honte d’être vu avec ses parents (je profite de cette occasion pour vous saluer, papa et maman !). Bref, nous discutons et ma mère me demande ce que je voudrais comme cadeau pour ma fête, toute proche. Comme on passait devant le disquaire Mélodisc (eh oui, à cette époque, on pouvait acheter de la musique ailleurs qu’à la Fnac ou par Internet – je ne parle même pas des grandes surfaces…), elle propose de m’offrir un disque. J’avoue que jusque là, je ne m’intéressais à la musique que par l’intermédiaire de ma sœur, alors étudiante à Montpellier et que je ne remercierai jamais assez pour m’avoir initié à Clash, B-52’s et, comme on va le voir dans quelques lignes, Madness. Bon, il y a aussi eu Boney M et Village People dans le lot, mais je lui pardonne…Les seuls disques que je possédais alors, c’était des 45t pour enfants, Blanche-Neige et compagnie. Bref, je réponds à ma mère « Pourquoi pas ? ». On s’arrête pour jeter un œil dans la vitrine. Je ne me souviens pas des disques qu’on pouvait y trouver mais 1979, ça devait donner "Breakfast in America" par Supertramp, "Highway to Hell" d’AC/DC ou "Regatta de Blanc" par Police. Et puis aussi, un album à la pochette d’une sobriété exemplaire, blanche et noire, montrant en plongée sept musiciens, blancs et noirs eux aussi, en costumes stricts et cintrés, certains arborant lunettes noires ou petits chapeaux sur la tête, fixant tous l’objectif avec une tranquille assurance. Pas de titre d’album. Juste "The Specials" en grosses lettres noires. Dans un coin, le nom du label, 2-Tone.
Comme je l’ai dit plus haut, je connaissais déjà Madness grâce à ma sœur, et la pochette que j’avais sous les yeux présentait pas mal de similitudes avec celle du célèbre "One step beyond". Nous sommes donc entrés dans la boutique, pour écouter quelques extraits du disque. Pour les jeunes qui pourraient me lire, c’était l’époque bénie où les disquaires étaient équipés de cabines d’écoute, dans lesquelles vous pouviez éventuellement vous installer avec une pile de disques pour attendre confortablement la fin d’une averse… Bref. La tête de lecture se pose sur le premier sillon du premier morceau de la première face. Et là, c’est la révélation. Je ne suis pas trop branché mysticisme mais pourtant c’est vraiment ça, une révélation, encore appelée "grande claque dans la tronche", le Nirvana, le Walhalla, les trompettes de Jericho, la béatitude, mon âme danse la polka, j’écris n’importe quoi mais vous l’avez compris, dès les premières notes, je suis conquis. Le titre du morceau ? "A message to you, Rudy". Message reçu, je dis à ma maman adorée que c’est ce disque que je veux, et nous repartons bientôt, moi serrant fièrement le précieux objet sous mon bras. Je ne le sais pas encore, mais ma vie vient d’être transformée à jamais. Aujourd’hui encore, ce disque est rangé précieusement avec les nombreux autres qui sont venus le rejoindre au fil des années.
Je ne vais pas faire ici l’historique du label 2-Tone, il existe des tas de livres ou de sites Internet qui l’ont déjà fait, certainement mieux que moi. J’ai juste envie de parler un peu de ce label, de dire ce qu’il a représenté et représente toujours pour moi. Je veux tout simplement lui rendre hommage. 2-Tone, c’est l’œuvre d’un seul homme, Jerry Dammers, connu pour son sourire édenté. En 1977, le punk déferle sur l’Angleterre. Exit les baba-cool et leur rock progressif avec ses morceaux qui durent 17 minutes. Place à l’énergie brute. On ne sait pas jouer mais qu’importe. Les morceaux sont très courts, moins de deux minutes, la musique est efficace, sans fioriture. Parmi l’incroyable quantité de groupes qui vont apparaître à cette époque, et dont la majorité tombera rapidement dans l’oubli, certains vont savoir se démarquer du genre somme toute limité du punk. On peut citer bien sûr les Clash, mais aussi les Jam de Paul Weller, responsables du revival mod de la fin des années 70, et, donc, les Specials. Ils se sont d’abord appelés "The Automatics", puis "Coventry Automatics", "Special AKA" et, enfin, "The Specials". Formés en 1977, le groupe démarre sur les chapeaux de roue, grâce au soutien de Bernie Rhodes et Joe Strummer, respectivement manager et leader des Clash, qui lui offrent la possibilité de faire la première partie de leur tournée US. Malheureusement, le mélange reggae-punk des futurs Specials passe mal auprès du public. Retour à la case départ. Les répétitions s’intensifient. Jerry Dammers, influencé aussi bien par la culture des rude boys jamaïcains que par les mouvements mod et skinhead, va créer le look "ska", qui va devenir l’uniforme imposé de milliers d’adolescents britanniques : lunettes noires, chapeau à bord étroit ("pork pie hat"), costume sombre trois boutons, Doc Martens. Il va créer le label 2-Tone, sur le modèle de Motown. Le petit personnage qui deviendra le logo du label, baptisé Walt Jabsco, est inspiré par une photo de Peter Tosh sur un vieil album des Wailers. Le premier single qui sort sur 2-Tone, c’est "Gangsters", une reprise d’un célèbre morceau de ska jamaïcain des Sixties, "Al Capone" par Prince Buster. Les caisses sont vides, le groupe n’a même pas de quoi enregistrer la face B. Qu’à cela ne tienne, elle est proposée à un groupe ami, The Selecter, qui vont graver un instrumental exceptionnel. A partir de là, les choses s’enchaînent très vite : le disque passe à la radio, "Gangsters" grimpe dans les charts, les Specials passent à Top of the Pops. 2-Tone signe son premier groupe, les Selecter, bientôt suivi par les sympathiques Madness. Un accord de distribution est trouvé avec Chrysalis. La vague 2-Tone se répand, d’abord sur l’Angleterre, puis l’Europe et le monde entier. Les damiers noir et blanc sont partout. On peut trouver des cigarettes 2-Tone, les membres de Madness sont mis en scène dans des comics, c’est du délire.
Dans les écoles britanniques, les classes sont partagées en deux : il y a ceux qui ont adopté le look skin/mod et qui portent fièrement les couleurs de 2-Tone, et ceux qui écoutent du hard rock. Les cours de récréation se transforment en champs de bataille. Pour se faire une idée de l’impact qu’a pu avoir ce label, il suffit de faire les vide-greniers, même au fin fond d'un bled de la France profonde. Dans les cartons de disques en plus ou moins bon état, vous trouverez toujours, mal entourés par "La bonne du curé" d’Annie Cordy ou "Beat it" de Michael Jackson, un 45t des Specials ou de Madness.
2-Tone n’a pas duré longtemps, quatre ou cinq ans maximum. Je ne m’attarderai pas sur le déclin du label. Une partie des membres des Specials a quitté le groupe pour fonder les Fun Boy Three et petit à petit l'impact du label s'est effrité. Mais qu'importe, 2-Tone nous a donné trente 45t et treize albums, parmi lesquels certains resteront des chefs-d'oeuvre inégalés. Il reste le label qui m’a donné envie de découvrir la musique noire, le ska, le reggae, la soul. C’est grâce à lui qu’aujourd’hui je roule en Vespa ou que je porte un Harrington. Peut-être que si je n’avais jamais croisé Jerry Dammers et sa bande, mes seules implications dans la musique, ce serait d’aller à Auchan acheter la dernière compile "Ibiza Power" ou "Super Tuning". Peut-être… Peut-être pas… Mais dans le doute, j’adresse un putain de grand merci aux Specials et à Madness. Et allez, comme il y a "quelques" années en arrière, fuck the rockers !